55. Laisser reposer
Le cycle de vie s’installa.
Les insectes aéraient le sol. Les plantes filtraient l’air.
Les mammifères transformaient les protéines. Les bactéries digéraient les déjections et les corps des mammifères.
Un équilibre écologique stable finit par régner dans l’éprouvette géante de 32 km de long.
Étant donné les moyens mis en place et les matériaux limités à bord du Papillon des Étoiles, l’équipe d’ingénieurs ne parvint à mettre au point qu’une minuscule navette spatiale pouvant tout au plus contenir deux personnes. Yves-1, Domino sur l’épaule, rejoignit Élisabeth-1 assise devant le gouvernail, sa fille endormie à côté d’elle.
— Dans deux ans le Moucheron 2 devrait être opérationnel. Ce qui correspondrait à notre rencontre avec la dernière planète de notre système solaire. Avec cette navette nous pourrons atterrir et chercher d’autres métaux pour finaliser la construction de Moucheron 3 qui contiendra tout le monde.
— Ne me mens pas, dit-elle. Plus maintenant. J’ai moi aussi discuté avec les ingénieurs de Moucheron 2. Il nous faudrait en effet d’autres métaux, mais la dernière planète de notre système solaire ne recèle pas de métaux. C’est une planète gazeuse.
L’inventeur fit semblant de s’intéresser au chat.
— Avec le temps on finit toujours par trouver des solutions, ce n’est pas nous qui allons prétendre le contraire. Nos enfants trouveront certainement une solution.
— Retiens le nom de notre projet « Dernier Espoir ». Nous ne pouvons pas sans cesse étirer la chance. J’ai bien compris ton message, nous avons une navette pour deux personnes et c’est tout. Voilà la seule vérité.
Yves-1 concéda que telle était en effet la situation.
Devant eux les étoiles au loin palpitaient, et à cet instant la belle navigatrice eut encore l’impression que c’étaient les petits yeux multiples de l’univers, et que celui-ci, comme une entité vivante globale, les surveillait.
— Et si dans nos gènes était inscrite la programmation de notre autodestruction ? énonça Yves-1.
— Je ne comprends pas.
— La nature est logique. Si elle nous a permis de nous développer vite et de devenir des animaux surpuissants, c’est peut-être parce qu’elle sait que nous sommes déjà, par programmation, « autolimités ». Nous croyons avoir dominé la nature mais en fait nous ne l’avons pas plus dominée que toutes les espèces qui ont disparu avant nous. Pour certains elle a utilisé les maladies, les astéroïdes, les changements climatiques, pour nous, la fin est inscrite dans le scénario préécrit de nos gènes.
La navigatrice commençait à saisir la portée vertigineuse de cette idée.
— Tu veux dire que quand une espèce naît, la Nature prévoit d’avance sa fin ?
— Tout du moins son « limitateur ». Pour certaines c’est un prédateur. Pour l’homme c’est une pulsion d’autodestruction.
— Mais non, regarde-nous, nous n’avons pas cette pulsion.
— C’est nous qui ne sommes pas normaux. Regarde les enfants : sans que quiconque leur dise quoi que ce soit, leur premier jeu c’est la guerre.
— Les garçons. Pas les filles.
— Si, même les filles, elles se griffent ou se détruisent par la parole ou la calomnie, mais au final les êtres humains ne se veulent mutuellement que du mal. Si on pouvait impunément tuer quelqu’un qu’on ne connaît pas juste pour se défouler… on le ferait. Ce n’est que la police, et l’armée, donc la violence collective, qui nous empêche d’exprimer notre plaisir individuel de destruction.
— Comment peux-tu dire une telle horreur ?
— Je suis lucide. Nous sommes tous méchants. C’est une sécurité qu’a prévue la Nature, pour réduire notre croissance exponentielle et notre invasion de l’univers.
— Je ne me sens pas comme ça. Je ne suis pas « méchante ».
— Pourtant en cherchant bien tu dois l’être toi aussi. Nous avons tous un fonds de noirceur. Nous ne pouvons plus laver nos gènes de cette malédiction d’origine. C’est de là que viennent toutes nos souffrances, nos peurs, nos agressivités et quelque part la condamnation de tous les projets positifs.
— Mais nous, nous avons fait décoller le Papillon des Étoiles avec plus de 100 000 personnes, et pour l’instant nous avons surmonté tous les conflits.
— Oui, nous savons fuir, mais saurons-nous déprogrammer tout ce mal qui est naturellement en nous ?
Élisabeth-1 fit une grimace.
Domino-1 sauta de son épaule pour renifler le lit d’Élodie-2.
— Tu sais quel est l’avantage de ce chat sur nous ? demanda Yves-1.
Elle caressa le félin.
— Lui, il ne sait pas qu’il va mourir. C’est peut-être la peur de la mort qui est à l’origine de toute cette angoisse, reconnut-il.
Élisabeth-1 secoua ses longs cheveux roux et, ne comprenant que trop bien la portée de cette phrase, préféra changer de sujet.
— Comment se passe la vie dans Paradis ? questionna-t-elle.
Yves-1 savait que sa compagne quittait de moins en moins le poste de pilotage, considérant que désormais dans le Cylindre régnait non plus l’écologie mais la politique.
— Les plantes prennent un peu leur revanche dans la zone sud. Les lianes, les fougères et les lierres envahissent tout. J’ai une théorie particulière sur les plantes, je crois qu’elles se vengent des hommes. Avec le café, le tabac, la vigne, la marijuana, le thé, l’opium, le pavot, la cocaïne, elles les avaient déjà asservis sur l’ancienne Terre. À mon avis elles l’avaient fait volontairement, dans une conscience d’espèce, pour se venger que nous les asservissions en les organisant en cultures et en jardins. Une plante n’aime pas l’ordre, elle aime la jungle, la forêt et le chaos. Ici aussi elles essaient de reprendre du pouvoir…
Élisabeth-1 sourit, elle était habituée aux élucubrations philosophiques de son compagnon. Mais elle ne le laissa pas développer sa nouvelle théorie sur les végétaux.
— Et les passagers ?
— Gilles-1 a donné à la télévision interne un ton vraiment très frais. Je crois que son rôle de bouffon est essentiel. Il permet de relâcher les petites tensions.
— Et pour les plus grosses ?
— Jocelyne-1 est devenue un peu autoritaire, mais je crois que cela rassure tout le monde d’avoir un vrai chef charismatique à la tête de la ville. Une personne laxiste se ferait submerger. Tous ont en mémoire la révolte des réactionnaires.
— Nous ne pouvons plus nous permettre une nouvelle émeute.
— Jocelyne-1 a interdit l’alcool après 22 heures. Elle a interdit aux parents de frapper leurs enfants. Elle a interdit aux gens de jeter leurs ordures n’importe où. On ne peut même plus cracher par terre en ville.
— L’assemblée a voté les lois ?
— Même les 64 de l’assemblée tremblent devant elle. Elle pique des colères spectaculaires.
— Le pouvoir lui monte à la tête ?
— Je la surveille. Pour l’instant je crois que ce qu’elle fait est adapté. Ils aiment bien se sentir « tenus ».
— J’ai entendu dire qu’elle avait fait agrandir la prison.
— Nous avons maintenant quinze détenus, dit Yves-1.
— Quels délits ?
— Assassinats. Pour la plupart des crimes passionnels. Amour, jalousie, sentiment de trahison.
— On ne peut pas facilement lutter contre l’instinct de possession affective.
— Il y a aussi trois crimes pour… jeu, signala Yves-1.
— Des jeux ? Quels jeux ?
— Il existe maintenant des cercles de joueurs de cartes et de joueurs de dés. Je vois bien qu’ils ont envie de miser de l’argent. Ils commencent à miser des boulons, et je les soupçonne de leur donner une valeur pécuniaire.
— Il fallait s’y attendre. On arrive à maîtriser temporairement le vice de la drogue, de l’alcool, et la pulsion de tuer son prochain, mais on peut difficilement maîtriser le goût du jeu et l’instinct de possession sexuelle, les deux étant parfois liés…
Yves-1 la regarda et songea qu’il était incroyable qu’au bout de tant d’années il soit toujours aussi amoureux d’elle. Il n’aurait jamais pu imaginer sa vie avec quelqu’un d’autre. Il estima même que si le projet « Dernier Espoir » n’avait servi qu’à faire d’eux un couple, c’était une raison suffisante pour légitimer tous ces efforts.
— Je serais capable de tuer pour toi ou pour Élodie, affirma-t-il.
— Vis plutôt pour nous. Surtout que j’ai encore une bonne nouvelle à t’annoncer. En fait même deux bonnes nouvelles.
Elle désigna son ventre et lui adressa un clin d’œil complice.